least

laboratoire écologie et art pour une société en transition

Verger de rue

Créé par l’artiste Thierry Boutonnier et least, Verger de rue est un projet artistique et co-créatif d’écologie urbaine et d’arboriculture qui permet à des habitant·e·x·s de Genève, avec l’aide de scientifiques et de professionnel·le·x·s, de participer au design, à la création et à l’entretien de vergers de rue en fonction de leurs envies et des spécificités du quartier. Les participant·e·x·s sont amené·e·x·s à échanger des savoir-faire, des expériences et des méthodologies à travers le dialogue et des ateliers, favorisant ainsi l’intégration culturelle et générationnelle et ouvrant la voie à une forme d’éco-design solidaire.

Les vergers ne seront pas seulement une source de nourriture gratuite et accessible, ils combineront également des formes arboricoles classiques avec des structures inspirées des activités sportives de rue, telles que des arbres soutenant une cage de football, des paniers de basket suspendus à des piquets d’arbre, etc. Ces structures iront au-delà des machines traditionnelles axées sur la performance, tandis que les supports d’arbres s’adapteront à leur croissance et à leurs vulnérabilités en mettant l’accent sur l’inclusivité et la « robustesse », soit un sentiment de résilience, de force et d’adaptabilité.

Verger de rue crée de nouvelles dynamiques visuelles et réenchante la relation à l’espace urbain. Traiter avec des plantes ligneuses (arbres, arbustes, etc.) implique de travailler sur le long terme (3 à 5 ans). Le temps végétal va de pair avec le temps des relations entre ses gardien·ne·x·s et l’artiste, les mois nécessaires à leur intégration dans le projet et l’appropriation de celui-ci.

médias

Écouter le levain

Un entretien avec l’artiste et académique Marie Preston sur les pratiques coopératives et l’inclusion du plus-qu’humain.

La Recette du Gesamthof: Un Jardin Lesbien

Le Gesamthof est un jardin qui n’est pas centré sur l’humain et qui évince l’idée d’un résultat final.

Le pain sauvage

Un essai sur l’expérience de la faim en Europe à l’époque moderne.

Intimité entre étrangers

Les lichens nous parlent d’un monde vivant dans lequel la solitude n’est pas une option viable.

Un monde sous-optimal

Un entretien avec Olivier Hamant, auteur du livre « La troisième voie du vivant » .

La sagesse du myxomycète

Même les organismes les plus simples peuvent proposer de nouvelles façons de penser, d’agir et de collaborer.

Reporter la catastrophe

Si la fin est proche, pourquoi ne parvenons-nous pas à nous intéresser sérieusement au réchauffement global?

Écouter le levain

Un entretien sur les pratiques coopératives et la façon d’inclure le plus-qu’humain avec Marie Preston, artiste et maîtresse de conférences à l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis (Laboratoire TEAMeD / AIAC). Son travail artistique prend la forme d’une recherche visant à créer des œuvres et des documents d’expérience avec des personnes qui ne sont pas, a priori, des artistes. Ces dernières années, ses recherches ont porté sur la pratique boulangère, les écoles ouvertes et les pédagogies libertaires et institutionnelles, ainsi que sur les femmes travaillant dans le secteur du soin et de la petite enfance.

Qu’apportent les pratiques cocréatives par rapport à la participation politique ou sociale?
Selon la philosophe Joëlle Zask la participation en politique devrait être une combinaison entre prendre part, apporter une part et recevoir une part. Les pratiques artistiques coopératives ouvrent des espaces propices aux échanges et au partage d’expériences et d’opinions, ce qu’on retrouve aussi dans les pratiques politiques par ailleurs. Cependant, la participation politique vise un but explicite, contrairement à beaucoup de pratiques artistiques coopératives qui débutent de manière «indéterminée». Leurs visées ne cessent de se transformer au fil des rencontres. C’est bien là la dimension plastique des formes relationnelles qui sont inventées dans ces pratiques.
Ensuite, le fait de rendre compte de ces expériences communes par une forme artistique sensible est évidemment la différence centrale par rapport à la participation exclusivement politique ou sociale. Il y a cependant une autre singularité notable: les groupes sont hétérogènes et la pratique fonctionne véritablement quand la singularité de chacune des voix qui constituent le collectif émerge et rend compte de la complexité. C’est une vraie richesse par rapport à d’autres formes de participation.

Pourquoi avez-vous choisi d’utiliser les termes «pratiques coopératives»?
La cocréation est une forme de participation selon laquelle des participant·e·x·s, qui constituent un collectif, dirigent un projet artistique de manière coopérative et définissent dès l’origine ce qu’iels vont faire ensemble. L’artiste ne joue pas un rôle spécifique dans la définition de l’action, alors que, dans les pratiques coopératives, l’artiste est à l’origine de la proposition avant même l’implication des subjectivités réelles des participant·e·x·s. En vérité cependant, ce n’est jamais si simple: les deux modes de participation sont étroitement imbriqués.
Comme ce sont des processus qui s’étendent sur le temps long, avec différents niveaux d’implication, on passe parfois d’une phase où l’artiste porte le projet à une autre où le groupe s’autonomise et ainsi de suite. Il y a une certaine mobilité entre les différentes formes de participation. Je parle donc plutôt de coopération, qui laisse les diverses voix et subjectivités se mettre en avant à différents moments, plutôt que de cocréation, qui laisse moins de place à la mobilité des places et des fonctions.

Comment la nouvelle prise de conscience des subjectivités plus qu’humaines influence-t-elle les pratiques coopératives?
Prenons l’exemple de «Levain», un projet de recherche participative dans lequel je suis impliquée en tant qu’artiste et qui réunit des scientifiques, des paysan·e·x·s boulanger·ère·x·s, des artisan·e·x·s qui ne produisent pas leur blé et des formateur·trice·x·s en boulangerie.
Ce groupe se réunit afin d’identifier l’impact de l’environnement et de l’histoire du fournil sur la biodiversité des levains. On savait au préalable que le levain des paysan·e·x·s boulanger·ère·x·s était d’une grande richesse biologique, une richesse alimentée notamment par les outils et les mains des boulanger·ère·x·s qui le manipule. Il y a là une relation véritablement sympoïétique pour reprendre Donna Haraway. La recherche consiste à savoir jusqu’où le levain se nourrit pour acquérir cette importante diversité microbienne.

Image: Fournil La Tit Ferme, 2022 © Marie Preston

Dans cette recherche, la question s’est-elle posée de savoir comment recueillir la voix du levain?
Tout à fait. Cependant, avant cela, il y a eu tout un travail de réflexion sur la construction d’un langage commun entre scientifiques, paysan·e·x·s, boulanger·ère·x·s ou artistes – qui s’expriment chacun avec un vocabulaire particulier. Après cela, nous avons tenté de définir nos modalités de relation à cette entité vivante. Nous étions touxtes conscient·e·x·s que celle-ci nécessite un entretien particulier. Cependant, on s’est vite rendu compte que le levain nous entretient également, c’est-à-dire que sans le levain, le pain que l’on mange n’aurait pas la qualité qu’il a. La réciprocité – ce soin mutuel en quelque sorte – est donc très importante.
Ensuite, il nous est apparu qu’on ne pouvait pas faire parler le levain – il n’est pas doué de parole. En revanche, on a essayé de se projeter: si le levain était un animal ou une plante, quel serait-il? En répondant à cette question, chacun·e·x raconte ce qu’iel projette sur son propre levain. Les exemples cités révèlent des rapports très différents: de domestication pour certain·e·x·s, de cohabitation ou d’amitié pour d’autres. Se projeter conduit également à des formes d’anthropomorphisation, ce qui réduit la distance même si cela peut apparaître problématique à certains égards.
Enfin, il y a la question de la qualité d’écoute et d’observation. Dans le monde animal, on parle d’éthologie pour étudier les comportements, mais on peut aussi parler d’éthologie végétale, qui implique ici une attention particulière aux réactions du levain. Ce type d’écoute s’intéresse à la pratique du vivant, la pratique boulangère ici. Le travail scientifique consiste à mettre en place des protocoles d’expérimentation qui permettent de comprendre ce que certain·e·x·s boulanger·ère·x·s savent intuitivement. On ne cherche donc pas à faire parler le levain mais on tente activement de l’inclure dans la recherche.

L’intérêt croissant pour les pratiques participatives ou cocréatives est-il lié au besoin de nouveaux imaginaires? Dans un monde en transition, quel est le rôle des pratiques cocréatives?
Les pratiques artistiques coopératives permettent d’aborder des questions sociétales et politiques de façon différente, d’ouvrir des imaginaires et de le faire collectivement. Cet acte collectif permet également de lutter contre l’angoisse que génère le fait d’être seul chez soi face à la crise climatique ou à la disparition des espèces et de devenir acteur·trice·x plutôt que simple spectateur·trice·x.

Qu’en est-il de l’intérêt manifesté par les institutions?
L’intérêt de ces pratiques par les institutions est assez présent dans la critique des pratiques coopératives, par le fait qu’elles contribueraient à légitimer le désengagement des États vis-à-vis des services publics.
Les associations ou centres d’art qui accompagnent ces pratiques peuvent proposer une réponse à cette question d’instrumentalisation qui permettrait de la minimiser, voire de la prévenir en suggérant que le groupe soit lui-même en situation «d’inventer institutionnellement». En d’autres termes, on peut y travailler en proposant des «contre-institutions» pour la transformer. Je pense que les pratiques artistiques coopératives – parce qu’elles sont en réflexion constante sur leur propre modalité relationnelle – peuvent aussi agir sur la structure qui leur permet d’exister, si elles en ont l’envie.

Image: Bermuda, 2022 © Marie Preston

Le soutien du public aux pratiques participatives, jugées en termes éthiques plutôt qu’esthétiques, est souvent justifié en termes d’impact social. Quels sont les risques sous-jacents de cette perspective?
En 2019, nous avons coordonné un livre, «Co-création» avec Céline Poulin et Stéphane Airaud, dans lequel nous dédions un chapitre entier à la question de l’évaluation de ces pratiques. Ce n’est pas parce qu’un projet est financé pour avoir un impact social ou pour être exclusivement artistique qu’il ne faut l’évaluer qu’à travers ces filtres. Bien entendu, les artistes vont chercher à faire de l’art, les chercheur·euse·x·s vont vouloir trouver des réponses scientifiques, une personne de la société civile va vouloir se divertir, faire de l’art ou trouver des réponses scientifiques: il est essentiel de trouver des manières d’évaluer ces pratiques au regard des implications de celleux qui composent le groupe, c’est-à-dire qu’en fin de compte, l’évaluation se fait en aval et non en amont. Encore une fois, cela soulève la question de l’indétermination du projet lui-même mais aussi des limites de son instrumentalisation.

Quelles sont les questions les plus importantes à se poser avant de développer une œuvre ou une pratique cocréative? Quelles sont les questions à se poser avant d’y participer?
Le pédagogue Fernand Oury disait que la première question à se poser quand on intègre un groupe, c’est: «qu’est-ce que je fais là?» La coopération met à l’épreuve sa propre vulnérabilité: la personne est-elle prête à remettre en cause ses habitudes, ses façons de faire, à être bousculés par le collectif ainsi que par les affects qui vont charrier ce collectif. Est-elle prête à se laisser porter par ce qui va se passer? À accepter l’improvisation? À lâcher la part de contrôle qu’on veut parfois garder quand un sujet nous tient à cœur ou quand il s’agit d’un projet artistique dans lequel on est investi émotionnellement.

Comment mettre en place une pratique cocréative et située au sein d’une communauté ou d’un territoire différent du sien?
Je m’intéresse beaucoup à l’anthropologie réflexive, c’est-à-dire une forme d’anthropologie qui se pose des questions sur ses propres méthodes d’investigation et ses rapports aux personnes qu’elle rencontre et, surtout, qui intègre la subjectivité des chercheur·euse·x·s. L’essentiel, quand il s’agit de travailler dans un territoire nouveau, avec des gens dont on ne connaît pas les pratiques, c’est d’écouter, d’observer, d’être avec les gens et d’être respectueux·euse·x de leurs différences, dans une approche éthique et scrupuleuse.
Enfin, il faut s’impliquer et accepter la contradiction, ce qui renvoie à ce que nous disions précédemment sur les questions qu’il faut se poser. Il est également important à mes yeux de ne pas arriver les mains vides: il faut être généreux·euse·x dans son implication et à tous points de vue.

La Recette du Gesamthof: Un Jardin Lesbien

Le Gesamthof est un jardin qui n’est pas centré sur l’humain. C’est un jardin qui suit le principe d’une écologie saine et qui évince l’idée d’un résultat final. Cette recette vise à partager notre façon de jardiner au Gesamthof.

Se reposer, observer.
Commencez par ne rien faire. Profitez d’un instant de quiétude avant de commencer. Se reposer, ici, signifie « ne pas encore agir ». C’est une bonne façon de commencer qui m’a souvent semblé constructive. Lorsque je m’en vais travailler dans le jardin, je mets mes vieilles chaussures, je prends un panier avec des outils de jardinage et des graines à semer, j’ouvre le portail, je pénètre dans le jardin et, là, je m’arrête. Je n’agis pas tout de suite, mais j’attends un moment avant de commencer, ce qui me donne le temps de m’aligner avec la terre, les plantes, la température, les odeurs, les images et les bruits. Je regarde les oiseaux, un escargot, un scarabée sur une feuille. Je marche dans l’allée, tout en saluant les plantes et les pierres. Comme moi, qui m’octroie ce moment, il leur faut un instant pour savoir qui a pénétré dans le jardin. Je sais que les plantes me voient parce qu’elles perçoivent différents types de lumière et qu’elles poussent vers la lumière. Elles voient cette lumière froide lorsque je me tiens devant elles et que je projette mon ombre sur elles. Elles voient aussi la lumière du soleil revenir une fois que je me suis déplacée. C’est le premier rapport avec le jardin : penser comme un·e·x jardinier·ère·x qui rend visite. Donna Haraway écrit à propos de Vinciane Despret qui se réfère à « Juger : Sur la politique philosophique de Kant » de Hannah Arendt : « Elle entraîne tout son être, et pas seulement son imagination, selon les mots d’Arendt, à ‘rendre visite’ » (tiré du livre « Vivre avec le trouble »). Parfois, c’est tout ce que je fais ; le temps passe, une heure ou plus, je me sens vraiment en vie à écouter, ressentir, sentir et regarder. Je goûte la saison.

Vos sens et votre esprit.
Sentir et penser avec la nature. C’est peut-être le plus difficile à expliquer, mais c’est ainsi que j’ai appris à jardiner lorsque j’étais bénévole au jardin botanique de Gand. Il y a beaucoup de choses à apprendre et à retenir, mais la plupart du temps des ouvrages de référence sont disponibles à la consultation. En effet, il existe de nombreux livres sur les types de plantes et sur les conditions qui leur conviennent. Vous trouverez ce type d’informations facilement. Pour moi, l’explication rationnelle vient à la fin, comme un test décisif pour voir si une théorie fonctionne. J’aime commencer par l’expérience : sentir la texture d’une feuille, constater le changement de température lorsqu’il va pleuvoir, tester la terre en la frottant entre ses doigts, sentir le sol, les plantes, les champignons, etc. Les sens nous relient à toutes sortes de matières dans un jardin. Ils nous aident à faire partie de lui. Donna Haraway introduit le terme de « natureculture », un concept intéressant qui repense la façon dont nous faisons partie de la nature et qui postule que la dichotomie entre nature et culture n’est pas une contradiction réelle. Cet argument doit nous permettre de ne plus penser en tant que « simples humains » et de nous transformer en un ensemble vivant et stratifié. Il est dans notre intérêt de ressentir à nouveau la nature avec nos sens. En même temps, sachez que de nombreuses plantes sont toxiques et / ou douloureuses ; elles peuvent vous blesser, alors ne vous fiez pas trop à votre instinct sans vous renseigner…

Gesamthof, un jardin qui n’est pas centré sur l’homme.
Cette parcelle de terre, ce jardin partagé, fait partie d’un univers de bactéries, de protistes, de champignons, de plantes et d’animaux, qui tous apprécient également le Gesamthof. J’essaie de donner aux champignons du bois mort à manger et je n’utilise pas d’herbicides ni de pesticides lorsque je m’occupe des plantes. C’est plutôt évident : ce sont les bases de l’éco-jardinage, mais cela concerne aussi le bénéfice de l’ensemble du jardin. La question importante est la suivante : qui en profite ? Si je prends compte des oiseaux, des insectes, des plantes et des champignons et de leurs besoins pour survivre en ville, alors ce petit jardin profite à tous et l’artichaut pourri n’est pas vraiment une catastrophe : de nombreux « jardiniers », petits et grands, apprécient la présence de l’artichaut, de boire son nectar, de manger ses feuilles ou de tisser une toile entre ses tiges séchées. Le fait de penser à tout ce petit monde en train de jardiner ensemble change l’objectif du jardin, qui n’est plus seulement axé sur l’humain. Je vois souvent des mélanges de graines pour abeilles dans les jardineries, mais chaque jardin a une relation différente avec ses abeilles. Ce sont parfois des abeilles sauvages, solitaires, qui vivent d’une seule espèce de plante et qui n’ont aucun intérêt pour un mélange de graines, plein de fleurs colorées, sélectionné par l’homme. La question « qui en profite ? » me permet de ne pas acheter des choses pour mon plaisir et m’apprend à me réjouir de l’établissement d’une écologie saine. Cette façon de penser m’a amené à m’interroger sur les plantes d’intérieur. Si elles avaient le choix entre vivre à l’intérieur d’une maison dans un pays froid ou être à l’extérieur dans un endroit chaud, ne préféreraient-elles pas sentir le coucher du soleil et le vent dans leurs feuilles ? Est-ce que je garde des plantes dans ma maison pour mon propre bénéfice ? Les plantes y pousseraient-elles si je ne les arrosais pas et si je ne m’occupais pas d’elles ? Dois-je mettre des plantes dans des endroits où elles ne pousseraient pas de façon naturelle ? J’ai décidé de ne plus acheter de nouvelles plantes pour ma maison ; je prendrai soin de celles avec lesquelles je vis le mieux possible. Le jardin s’arrête-t-il à notre porte ou est-ce que je vis moi aussi dans le jardin ?

La diversité de la vie urbaine dans un jardin.
Le contraire d’une nature sauvage et locale n’est pas une plante étrangère, mais une plante cultivée. Le jardin regroupe des plantes indigènes de plusieurs continents. Je cultive des lys africains à côté de fleurs Stinzen et de plantes sauvages et locales. Ils et elles s’entendent bien. Je ne suis pas une puritaine qui ne cherche à cultiver qu’une seule couleur de fleurs ou que des plantes authentiques. Je vois le jardin comme une ville où l’on arrive de tous les coins du monde. Les plantes ne connaissent pas de frontières. Elles ne se soucient pas des nations. Si l’endroit leur plaît, elles pousseront avec bonheur. Cependant, les humains ne savent pas toujours ce qu’iels plantent ; nous construisons énormément, nous éliminons des plantes et remplaçons le vert de nos jardins par d’autres variétés – souvent des cultivars qui n’interagissent pas avec les espèces locales. Un cultivar est l’opposé d’une plante sauvage : il est sélectionné pour une qualité appréciée par les humains et pas toujours pour des raisons écologiques ou de potentiel d’interaction avec les autres espèces. Certains cultivars sont d’excellentes plantes, fortes et belles, en symbiose avec le reste de la nature. Cependant, certains cultivars fleurissent au mauvais moment pour attirer les insectes ou ne contribuent pas à leur environnement naturel. En d’autres termes, ils sont plantés pour des raisons esthétiques et non pour contribuer à une nature saine. C’est à cause de ces cultivars que nous perdons autant de génomes authentiques de plantes importantes pour la préservation de la nature. Lorsque vous avez un jardin qui ne comporte que ce type de cultivars, vous n’invitez pas la nature à y pénétrer. Vous pourriez tout aussi bien y mettre des fleurs en plastique.
Le contraire propose de s’intéresser de près à la diversité d’une nature « de poche », à ce qui pousse dans une certaine poche du monde, et de rechercher les espèces anciennes spécifiques à cette région, celles qui existent depuis des milliers d’années et qui jouent un rôle durable et important pour l’écologie locale des insectes, des plantes, des champignons et des autres êtres vivants. Au Gesamthof, je laisse pousser les mauvaises herbes afin de nourrir les insectes qui dépendent de ces plantes, les oiseaux qui dépendent de ces insectes, les plantes locales qui dépendent de ces insectes et de ces oiseaux, et ainsi de suite. Les jardins urbains sont comme des corridors : ils relient les insectes, les plantes et les champignons en un réseau plus vaste qui est essentiel à la survie de ces espèces. Bien qu’il ait des murs et des haies autour de lui, bien qu’on puisse le considérer comme une île, le jardin fait partie d’un archipel vert bien plus vaste. Les murs n’arrêtent pas les plantes, les oiseaux, les insectes et autres. En vérité, chaque ville ne possède qu’un grand jardin, composé de myriades d’îlots verts situés à quelques rues les uns des autres. Il ne faut pas briser cette chaîne, cette nature connectée, et perdre tout intérêt pour les plantes sauvages et locales, souvent considérées comme de banales mauvaises herbes indésirables : en réalité, elles sont très importantes dans une biodiversité qui s’élargit avec chaque espèce vivante. Étant donné que nous traversons une époque d’extinction massive où de nombreuses espèces disparaissent chaque jour, chaque geste compte, comme celui de laisser entrer la nature dans son jardin. Parfois, j’achète des plantes locales bio à de petites pépinières pour soutenir leur effort en matière de conservation. Toutefois, peu d’argent est investi dans le Gesamthof. Quand j’ai commencé à travailler, j’ai reçu de nombreuses plantes, graines et boutures gratuitement. À mon tour, j’ai ensuite donné des plantes pour que le Gesamthof continue à vivre dans d’autres jardins. C’est ainsi que des plantes du monde entier sont devenues partie intégrante du Gesamthof, jouant un rôle très important pour la biodiversité du jardin. Nous avons des jacinthes espagnoles et une glycine chinoise qui ont été plantées par les moines du monastère il y a longtemps et qui ont survécu après des décennies de négligence, des primevères que le vent a probablement apportées des parcelles voisines et des tulipes colorées, sauvages ou cultivées, qui attirent toutes sortes de visiteur·euse·x·s humain·e·x·s et non-humain·e·x·s.

Le jardin vous aidera.
C’est particulièrement étrange, mais depuis que je travaille au Gesamthof, des plantes sont arrivées de toutes sortes d’endroits, qui m’ont souvent été données gratuitement. De même, du matériel de jardinage, des pots et des livres arrivent comme par magie, grâce à la générosité de divers·e·x·s donneur·euse·x·s. Je travaille au jardin non pas pour créer « mon » jardin – je le considère comme une entité à part entière et je ne suis que « la personne munie de bras et de jambes » qui peut aider là où c’est nécessaire. Beaucoup d’autres êtres vivants nous aident également. Les guêpes mangent les pucerons, le lierre terrestre (Glechoma hederacea) prévient les mauvaises herbes sur le chemin et les mésanges mangent les araignées qui font leur toile sur le chemin du jardin (merci, je n’aime pas marcher dans les toiles d’araignées). Je suis moi-même une « bestiole » dans ce jardin (un terme que j’emprunte à Donna Haraway – la bestiole fait moins référence à la « création » que le terme « créature ») et j’aime voir les autres bestioles s’épanouir dans leur travail. Je ne suis pas seule. Même si je travaille beaucoup, je considère que cela fait partie de ma pratique artistique. Les jardins sont rarement considérés comme des œuvres d’art, mais le fait de mener des recherches, d’apporter une perspective différente, d’entrer en contact avec le sol, l’eau et les êtres vivants, de construire un lieu différent et de le partager en tant qu’œuvre publique correspond tout à fait à la façon dont je conçois le travail artistique. L’art ne se limite pas à fabriquer et à montrer des choses, il peut aussi prendre la forme d’une interaction, d’une prise de conscience et d’un partage. Le Gesamthof fonctionne sans structure financière. Il prospère grâce à l’aide de voisins généreux qui partagent leurs plantes, leurs graines et leurs connaissances. En fin de compte, le jardin donne plus qu’il ne coûte.

Ne planifiez pas votre jardin !
Cela peut sembler contrintuitif, mais, comme on est souvent dans le jardin, on devrait savoir ce dont il a besoin et cela devrait suffire en termes de planning. Le plan de jardin sert habituellement à mettre en forme un jardin idéal, avec une esquisse de ce qu’il faut planter et où, des couleurs à combiner, de l’emplacement du chemin et des matériaux à utiliser, etc. C’est se placer au-dessus de tout en tant que créateur·rice·x et se fixer un objectif à atteindre, avec à la clé un « beau jardin ». Je ne pense pas qu’il faille « rendre » les jardins beaux, pas plus qu’il ne faut juger les femmes sur une échelle de beauté. Il s’agit là d’une opposition binaire, d’une façon de penser qui entraîne beaucoup de souffrances, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du jardin. Laissons plutôt le jardin prendre les devants. Vous avez une plante qui aime le soleil ? Placez-la dans la partie ensoleillée du jardin : elle prospérera. Vous avez beaucoup de terre nue dans la partie ombragée du jardin et vous ne savez pas quoi en faire ? Cherchez des plantes qui aiment l’ombre, choisissez une belle variété et laissez-la pousser dans votre jardin. Il vous faudrait un chemin entre les plantes ? Ajoutez le matériau qui convient le mieux à cet endroit (par exemple, l’écorce d’arbre comme matériau forestier – les matériaux recyclés font d’excellents chemins). De cette façon, vous cultiverez un jardin sauvage qui sera beau par lui-même, comme l’est la nature. Faites preuve de créativité dans la façon dont vous disposez les pierres le long d’un chemin, dans la façon dont vous soutenez les plantes qui tombent, dans la façon d’ajouter des points d’eau et d’alimentation, dans la création d’étiquettes, dans la réalisation de dessins qui vous aideront plus tard à vous souvenir de ce que vous avez planté à tel ou tel endroit… Soyez créatif·ve·x !

Intersectionnalité et botanique.
Le lien entre les systèmes de classification botanique et les systèmes de classification des personnes illustre la façon dont un même mode de pensée s’applique à la fois à nos jardins et à nous en tant que personnes. La botanique comporte une importante dimension anthropocentrique et il vaut mieux en être conscient·e·x. Le jardin « lesbien » cherche, lui, à recadrer cette utilisation des jardins. Soudain, la norme invisible de celleux qui bénéficient habituellement des jardins change. Le terme « lesbien » ne signifie rien s’il n’est pas lié aux personnes racialisées, aux différences de classe, aux personnes handicapées, à l’âge et à tous les autres aspects que regroupe la théorie intersectionnelle de Kimberlé Crenshaw. La mise en pratique de l’intersectionnalité implique de poser la « question de l’autre » : à qui profite le jardin ?
– Les abeilles ouvrent un dialogue sur les plantes indigènes, leurs génomes et la diversité dans le jardinage ;
– les plantes ouvrent un dialogue sur le passé colonial, les systèmes économiques et sur ceux qui ont le « droit » d’extraire ;
– un public qui visite des espaces d’art (le Gesamthof est accessible par le Kunsthal Extra City) pose la question de la classe, de l’invitation faite à « l’autre », des espaces accueillants pour la communauté LGBTQI+, etc.
– le moi pose la question de l’accès et de la responsabilité qui va de pair avec le privilège.

Poser cette « question de l’autre » signifie que nous sommes conscients des autres. Le Gesamthof est-il approprié pour les enfants ? Devrait-il l’être ? Faut-il supprimer les plantes toxiques, l’étang, l’hôtel à abeilles, etc., pour assurer la sécurité des enfants ? Le Gesamthof est entouré d’une clôture qui empêchent les gens de s’y aventurer, car le jardin n’est certainement pas un lieu sûr pour tout le monde et les gens peuvent eux-mêmes représenter un danger pour le jardin.

Le jardinage atemporel.
Chaque lieu a un passé qui influe sur son avenir. Le passé n’est pas une île lointaine : il est bien là, dans ce « présent épais » (pour reprendre les mots de Donna Haraway, le « présent épais » est une forme de présence en « couches compostées »). Dans mon jardin, je ne veux pas être aveugle à ce qui vient d’un passé colonial. Découvrir comment tout cela est lié, comment l’histoire des jardins botaniques est liée à notre besoin de classification requiert des efforts. Les liens entre colonialisme et jardinage sont nettement moins évidents et compréhensibles que ceux qui lient les plantations et l’esclavage au coton et au café, par exemple. Un jardin est souvent bien plus qu’une collection de plantes dans un espace planifié et le passé colonial n’est pas un sujet facile dans les programmes de jardinage. Il faut visiter le passé pour découvrir ce qui existe aujourd’hui. Personnellement, pour cela, je suis allée au jardin botanique de Meise et j’ai regardé quelles plantes avaient été ramenées des colonies. J’ai également creusé dans le passé de l’emplacement du Gesamthof, dans le monastère : qui a jardiné ici avant moi ? Comment puis-je travailler avec l’écologie en vue d’une meilleure compréhension ?

Remarque : les gens souffrent de « cécité botanique » (cf. le livre de J. H. Wandersee et E. E. Schussler, « Preventing Plant Blindness, 1999 »), ce qui signifie qu’ils ne voient pas les plantes qu’ils ne connaissent pas et qu’en organisant des visites de jardins, on peut sensibiliser à ce biais cognitif. Dans un jardin lesbien, le biais cognitif sonne comme un rappel, car sans représentation, les gens ont du mal à découvrir ce qui est différent chez elleux. De nombreuses lesbiennes ne savent pas qu’elles sont lesbiennes lorsqu’elles grandissent. Elles se voient à travers la norme d’une société hétérosexuelle alors qu’une partie de ce qu’elles sont reste vide pour elles-mêmes. Tout comme la cécité botanique, cette abstraction d’une norme peut être contrée en considérant les différences comme des caractéristiques positives.

Un changement continu.
Un jardin est une belle forme d’art et d’activisme. C’est une activité saine qui aide à soulager le stress et l’anxiété. C’est travailler au changement en s’éduquant soi-même et en éduquant les autres. C’est prendre conscience de la nature et changer notre façon de penser. C’est agréable au nez, à la vue, au toucher, à l’ouïe. C’est un endroit où il fait bon être. Je suis très consciente de l’instant présent quand je suis assise dans le Gesamthof. Le temps passe différemment pour touxtes les habitant·e·x·s et les visiteur·euse·x·s. Certain·e·x·s passent leur vie entière dans ce jardin (c’est le cas de la plupart des pigeons), alors que, pour moi, cela reste très temporaire. Le Gesamthof me manquera quand les nouveaux propriétaires arriveront au monastère. Cependant cela n’en vaut pas moins la peine. À plus grande échelle, le jardinage est synonyme de changement continu et on peut en apprécier chaque instant. Un jardin n’est jamais une chose fixe : il n’est jamais terminé, il n’a pas de « fin » ; il se déplace simplement à d’autres endroits.

Images extraites de Gesamthof : A Lesbian Garden, Annie Reijniers et Eline De Clercq, 2022.

Le pain sauvage

«Il pane selvaggio» (Le pain sauvage, 1980) est un essai du philologue, historien et anthropologue italien Piero Camporesi sur l’expérience de la faim en Europe à l’époque moderne. La faim dans l’hémisphère Nord peut sembler un problème lointain, mais l’accès à une alimentation adéquate, saine et abordable, connait toujours de profondes inégalités, tant à travers le monde qu’au sein des communautés.

Le «pain sauvage» mentionné dans le titre fait référence au pain des plus démunis qui, pour faire face aux pénuries de céréales en période de famine, ont commencé à moudre de la farine à partir de racines, de graines ou de champignons – tout ce qui pouvait remplir l’estomac et être cueilli ou ramassé librement sur les quelques terres non privées encore disponibles. Le produit final était un pain rassis, toxique et non nutritif, qui provoquait souvent des états hallucinatoires.

Les hommes instruits, riches et puissants qui relataient l’histoire des famines avaient la possibilité de ne pas rendre compte de l’expérience des personnes les plus fragiles. Piero Camporesi a donc retrouvé dans la littérature populaire les récits de celles et ceux qui n’ont jamais pu rêver d’un morceau de pain blanc sur leur table, comme le dit la chanson du XVIe siècle «Lamento de un poveretto huomo sopra la carestia» (Complainte d’un pauvre homme sur la famine).

Mauvaise chose est la famine,
Qui met l’homme toujours dans le besoin,
Et le fait jeûner contre son gré
Seigneur Dieu éloigne-la…

J’ai vendu mes draps,
J’ai mise en gage mes chemises
Et désormais c’est des chiffoniers
Que je porte le costume
Pour ma grand peine et douleur
Seul un morceau de toile à sacs
Couvre la chair qui est la mienne.

La douleur tant serre mon cœeur
Quand je cois mon enfant
Me dire souvent, heure après heure
“Papa, un peu de pain”:
Il me semble que mon âme s’en va
Quand je ne peux pas à ce malheureux
Donner du secours, oh maudit sort
Mauvaise chose est la famine.

Mais si je sors de ma maison
Et demande un sou pour l’amour de Dieu
Tous me disent “va donc travailler”
“Va donc travailler”, ah! quelle adversité!
Je n’en trouve pas, je n’ai pas de chance:
Èt je reste tête baissée,
Ah! sort cruel et funeste
Mauvais chose est la famine.

A la maison je n’ai plus d’écuelles
J’ai vendu les marmites
Èt j’ai vendu les poêles
Je suis tout dépouillé…

Bien souvent des trognons de choux frisés
Me servent de pain,
Dans la terre je fais des trous
Pour trouver toutes sortes d’étranges racines
Nous nous en frottons le museau.
S’il y en avait tous le jours
Cela ne serait pas si mal
Mauvais chose est la famine.

Image: Luca Trevisani, Ai piedi del pane, 2022.
Oplà. Performing Activities, organisé par Xing, Arte Fiera, Bologne.

Intimité entre étrangers

Couvrant près de 10 % de la surface de la Terre et pesant 130.000.000.000.000 tonnes – plus que l’ensemble de la biomasse océanique — ils ont révolutionné notre compréhension de la vie et de son évolution. Pourtant, peu de gens auraient parié sur cette espèce unique et néanmoins discrète : les lichens.

Il y a 410 millions d’années, les lichens étaient déjà présents et semblent avoir contribué, par leur capacité érosive, à la formation du sol de notre planète. Les premières traces de lichens ont été trouvées dans le gisement fossile de Rhynie, en Écosse, et datent du Dévonien inférieur — le stade le plus précoce de la colonisation des masses terrestres par des êtres vivants. Leur résistance a été testée au cours de diverses expériences : les lichens peuvent survivre sans dommage à un voyage dans l’espace, supporter une dose de radiation douze mille fois supérieure à une dose mortelle pour l’être humain, survivre à une immersion dans l’azote liquide à -195°C et vivre dans des zones désertiques extrêmement chaudes ou froides. Ils sont si résistants qu’ils peuvent même vivre pendant des millénaires : on a retrouvé un spécimen arctique de « lichen géographique » vieux de 8 600 ans, ce qui en fait le plus ancien organisme vivant découvert au monde.

Les lichens ont longtemps été considérés comme des plantes. Aujourd’hui encore, beaucoup les voient comme une sorte de mousse. Cependant, l’évolution technologique des microscopes au XIXe siècle a permis l’émergence d’une nouvelle découverte. Le lichen n’est pas un organisme unique, mais consiste plutôt en un système composé de deux êtres vivants différents, un champignon et une algue, unis au point d’être essentiellement indissociables. Peu de gens savent que le mot « symbiose » a été inventé précisément pour faire référence à l’étrange structure du lichen. Aujourd’hui, on sait que les lichens sont bien plus qu’une simple alliance entre un champignon et une algue. Il existe, en fait, une importante diversité d’êtres impliqués dans le mécanisme symbiotique, qui comprend fréquemment d’autres champignons, des bactéries ou des levures. Il n’est plus question d’un seul organisme vivant, mais bien d’un biome tout entier.

La théorie de la symbiose a longtemps été contestée, car elle mettait à mal la structure taxonomique de l’ensemble du règne du vivant telle que Charles Darwin l’avait décrite dans « De l’origine des espèces », c’est-à-dire un système « arborescent » composé de branches progressives. L’idée que deux « branches » (appartenant, de surcroît, à des règnes différents) puissent se croiser remettait tout en question. De façon significative, le fait que la symbiose fonctionne comme une coopération mutuellement bénéfique bouleversait l’idée selon laquelle tout processus d’évolution se fonde sur la compétition et le conflit.

La symbiose est loin d’être une condition minoritaire sur notre planète : 90 % des plantes, par exemple, sont caractérisées par la « mycorhize », un type particulier d’association symbiotique entre un champignon et les racines d’une plante. Parmi celles-ci, 80 % ne survivraient pas si elles étaient privées de leur association avec un champignon. De nombreuses espèces de mammifères, dont l’humain, vivent en symbiose avec leur microbiome : un ensemble de micro-organismes qui évoluent dans le tube digestif et permettent l’assimilation des nutriments. Il s’agit là d’une relation symbiotique très ancienne et spécifique : chez l’humain, la différence génétique du microbiome entre une personne et une autre est plus grande encore que leur différence génétique cellulaire. Pourtant, le succès évolutionnaire des relations symbiotiques ne se limite pas à ces données extraordinaires : il est essentiel à l’émergence de la vie telle que nous la connaissons, dans un processus que la biologiste Lynn Margulis a nommé « symbiogenèse ».

La symbiogenèse postule que les premières cellules sur Terre sont issues de relations symbiotiques entre des bactéries, qui se sont développées en organites responsables du fonctionnement cellulaire. Plus précisément, les chloroplastes — les organites capables d’effectuer la photosynthèse — sont issus de cyanobactéries, tandis que les mitochondries — les organites responsables du métabolisme cellulaire — proviennent de bactéries capables de métaboliser l’oxygène. La vie, semble-t-il, a évolué à partir d’une série de rencontres symbiotiques et, malgré de nombreux changements catastrophiques liés à la géologie, à l’atmosphère et aux écosystèmes de la planète à travers le temps profond, elle s’écoule sans interruption depuis près de quatre milliards d’années.

Plusieurs scientifiques tendent à interpréter la symbiose chez les lichens comme une forme de parasitisme de la part du champignon, car ce dernier retirerait davantage de la relation que les autres organismes. Ce à quoi le naturaliste David George Haskell, dans son livre « The Forest Unseen », répond : « Comme une agricultrice qui s’occupe de ses pommiers et de son champ de maïs, un lichen est une fusion de vies. Une fois l’individualité dissoute, le tableau des vainqueurs et des victimes n’a plus guère de sens. Le maïs est-il opprimé ? La dépendance de l’agricultrice vis-à-vis du maïs fait-elle d’elle une victime ? Ces questions sont fondées sur une séparation qui n’existe pas. » La coopération multi-espèces se trouve au centre même de la vie sur notre planète. Des lichens aux organismes unicellulaires en passant par notre vie quotidienne, la biologie nous parle d’un monde vivant dans lequel la solitude n’est pas une option viable. Lynn Margulis a décrit la symbiose comme une forme « d’intimité entre étrangers » au cœur même de la vie, de l’évolution et de l’adaptation.

Un monde sous-optimal

Biologiste transdisciplinaire et chercheur à l’Institut national de recherche sur l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) à Lyon, Olivier Hamant est engagé dans des projets d’éducation à la question socio-écologique à l’institut Michel Serres. Son livre « La troisième voie du vivant » envisage un avenir « sous-optimal » pour survivre à la crise environnementale : dans cet entretien, l’auteur fait l’éloge de la lenteur, de l’inefficacité et de la robustesse, et nous enjoint d’accepter un certain degré de chaos dans nos vies.

Auteur-e-s et philosophes se sont toujours inspiré-e-s de la nature pour spéculer sur la réalité et la société, mais souvent avec une approche instrumentale. Vous aussi, vous vous inspirez de la nature, mais, partant de votre position de biologiste, vous arrivez à des considérations qui remettent en cause nos préjugés sur le fonctionnement de la nature. Comment votre questionnement a-t-il commencé ?
Pendant mon doctorat, mes travaux ont porté sur la biologie moléculaire appliquée aux plantes. Je me suis intéressé à des questions de contrôle génétique et informationnel. C’était un exemple évident d’imaginaire industriel transposé à la biologie : on utilisait des organigrammes, on dessinait des schémas de cascades de gènes, on parlait de « lignes de défense » ou de « canalisation métabolique »… Toute une sémantique qui implique que la vie serait comme une machine. Après mon doctorat, j’ai voulu faire quelque chose de plus intégré et interdisciplinaire, afin d’avoir une vision systémique de la biologie. Cette trajectoire ma confirmé que ce que je croyais savoir était erroné : j’avais été pollué par ce concept du « vivant-machine » et c’est là que j’ai commencé à dévier.

Le livre est une véritable leçon de « désapprentissage ». Vous vous amusez à renverser certains concepts contemporains qui peuvent sembler positifs mais qui ne le sont finalement pas, comme « l’optimisation » par exemple.
L’optimisation est l’archétype du réductionnisme : pour optimiser, il faut d’abord réduire le problème pour le résoudre. En général, quand on résout un petit problème, on en crée d’autres ailleurs. Prenez l’exemple du canal de Suez : c’est une optimisation, du transport maritime en l’occurrence, qui nous rend très vulnérable. Il suffit d’un bateau de travers et c’est fini, on ne peut plus rien envoyer entre l’Asie et l’Europe !

Qu’en est-il de « l’efficacité » ?
La photosynthèse est probablement le processus métabolique le plus important sur Terre : elle existe depuis 3,8 milliards d’années et elle est à l’origine de toute la biomasse et donc de toutes les civilisations. Le « rendement » de la photosynthèse est en général inférieur à 1%. Les plantes gaspillent donc plus de 99% de l’énergie solaire ; elles sont vraiment, vraiment inefficaces. Les plantes n’absorbent pas toute la lumière : le fait qu’elles soient vertes impliquent qu’elles absorbent les bords de l’arc-en-ciel, la lumière rouge et bleu, et elle reflète le centre (le vert). Pourquoi donc ce gaspillage ? Des chercheurs ont montré que c’est une réponse aux fluctuations de la lumière. La lumière et les cellules ne sont pas stables. Absorber les deux extrêmes (rouge et bleu), plutôt que toute la lumière du soleil, autorise les fluctuations. Les plantes gèrent cette variabilité avant le rendement. Elles construisent leur robustesse contre la performance.
Aujourd’hui, on sait que le monde est instable et les rapports scientifiques prédisent qu’il le sera davantage encore à l’avenir : on ne devrait pas se concentrer sur des questions d’efficacité mais de robustesse. Lorsqu’on cherche à s’inspirer de la biologie, on se focalise souvent sur les principes de circularité ou de coopération. C’est un bon début, mais si on ne tient pas compte de la robustesse construite contre la performance, cela ne fonctionnera pas. Par exemple, si on invente une circularité efficace, on ne prendra pas assez de marge de manœuvre (pour les événements extrêmes) et on finira par épuiser nos ressources. Si on rend la coopération efficace, on fera plutôt du gagnant-gagnant contreproductif et on en laissera certains sur le banc de touche. La robustesse est donc le principe le plus important car elle rend la circularité et la coopération opérationnelles.

Dans votre livre, vous êtes particulièrement critique envers le principe de la performance et vous établissez un parallèle entre violence contre l’environnement et burnout.
La performance génère le burnout, c’est bien décrit. Il peut donc s’agir du burnout d’une personne comme d’un écosystème. La trajectoire vers le burnout est suffisante pour condamner le tout-performant, mais, en plus, la performance est contre-productive à d’autres titres. Un exemple typique est celui des compétitions sportives : vous voulez finir premier et vous êtes prêt à tout, y compris à vous doper ou à tricher. Cela n’a rien à voir avec le sport et c’est préjudiciable à votre santé ou à votre carrière.

Vous prenez également des concepts, comme la lenteur ou l’hésitation, qu’on interprète en général négativement et vous expliquez qu’ils sont en fait positifs…
La lenteur et l’hésitation sont les clés de la compétence. On peut l’illustrer avec les cellules souches. Les biologistes se sont concentrés sur ces cellules parce qu’elles sont extraordinaires : elles peuvent renouveler toutes sortes de tissus. Pendant longtemps, on a pensé que tout cela était contrôlé par un organigramme hyper contrôlé. Il s’avère pourtant qu’un élément clé est leur lenteur : les cellules souches hésitent tout le temps et, parce qu’elles hésitent, elles peuvent tout faire ! Les délais mettent du jeu dans les rouages. J’irai même plus loin : la lenteur est un levier indispensable de la transformation. Pour changer, il faut savoir s’arrêter d’abord. C’est comme être dans une voiture à un carrefour : si vous voulez changer de direction, vous devez vous arrêter, mettre votre clignotant et tourner. Si vous ne vous arrêtez pas, vous ne changerez pas.

Le changement est le mot clé ici. Les sciences dures, les chiffres et les systèmes de prédiction n’ont souvent pas la capacité de prendre en compte les imprévus ou le changement, ce qui nous donne l’illusion d’avoir une certaine forme de contrôle sur la réalité.
Heureusement, nous avons fait des progrès et maintenant, il s’agit plutôt d’utiliser les chiffres pour comprendre l’imprévisibilité du monde (au lieu d’utiliser les chiffres pour le contrôler). Par exemple, au laboratoire, on travaille sur la reproductibilité des formes des organes. Dans un champ de tulipes, toutes les fleurs se ressemblent. On pourrait imaginer un processus comme chez IKEA : construire des objets avec le même protocole les rend aussi reproductibles. Mais ce n’est pas le cas chez les vivants ! Lorsqu’une fleur émerge, certaines cellules se divisent, d’autres meurent, les molécules vont et viennent… Bref, c’est le bazar. Et pourtant, au final, le miracle se produit : vous obtenez une fleur qui a la même forme, la même couleur et la même taille que sa voisine. Nous avons montré que la fleur utilise et même stimule toutes sortes de comportements erratiques, justement parce qu’ils apportent beaucoup d’informations, pour atteindre cette forme reproductible ! Encore une fois, on construit de la robustesse contre la performance.

Donc, il nous faudrait accepter un certain degré de chaos ?
Le sociologue Gilles Armani m’a raconté un jour une histoire sur la façon de traverser un fleuve impétueux. Le Rhône présente plein de tourbillons : à la nage, vous risquez d’être pris au piège et vous vous noierez. Lorsque les gens étaient habitués à vivre avec les rivières et, s’ils se retrouvaient pris dans le courant en nageant, ils ne se débattaient pas : ils inspiraient, se laissaient emporter par le tourbillon et le fleuve les recrachait plus loin, jusqu’à arriver près de la rive. Dans un monde fluctuant, il n’est plus question de destination à atteindre le plus rapidement possible, on se concentre sur la viabilité, construite non pas contre, mais sur les turbulences.

Image: Boris Artzybasheff.

La sagesse du myxomycète

Le physarum polycephalum est une espèce étrange de myxomycète, constitué d’une membrane à l’intérieur de laquelle flottent plusieurs noyaux, raison pour laquelle on le considère comme un être « acellulaire », c’est-à-dire ni monocellulaire, ni multicellulaire. Malgré la simplicité de sa structure, il présente des caractéristiques remarquables : le physarum polycephalum peut résoudre des problèmes complexes et se déplacer dans l’espace en se déployant en « tentacules », ce qui en fait un sujet passionnant pour les expériences scientifiques.

Le problème du voyageur de commerce est un problème algorithmique bien connu qui vise à optimiser les déplacements dans un réseau de chemins possibles. À l’aide d’une carte, des scientifiques de l’université d’Hokkaido ont placé un flocon d’avoine, dont se nourrit le physarum, sur les principaux carrefours du réseau de transport public de Tokyo. Libre de se déplacer sur la carte, le physarum a déployé ses tentacules qui, à la stupéfaction générale, ont rapidement reproduit les itinéraires réels des transports publics. Le mécanisme est très efficace : les tentacules s’étirent à la recherche de nourriture ; si elles n’en trouvent pas, elles sécrètent une substance qui leur signale de ne pas poursuivre ce même itinéraire.

On aime envisager l’intelligence comme une chose incarnée, centralisée, qui se fonde sur la représentation. Le physarum nous apprend que ce n’est pas toujours le cas et que même les organismes les plus simples peuvent parfois suggérer de nouvelles façons de penser, d’agir et de collaborer.

Reporter la catastrophe

Si la fin est proche, pourquoi ne parvenons-nous pas à nous intéresser sérieusement au réchauffement global ? Comment sortir de l’apathie de notre éternel présent ? L’article qui suit est tiré de MEDUSA, une newsletter italienne qui traite des changements climatiques et culturels, publiée par Matteo De Giuli et Nicolò Porcelluzzi en collaboration avec NOT. Elle sort tous les deux mercredis et vous pouvez vous inscrire ici. En 2021, MEDUSA est aussi devenue un livre.

There is no alternative était l’un des slogans de Margaret Thatcher: le bien-être, les services, la croissance économique sont des objectifs qu’on ne peut atteindre qu’en parcourant la voie du libre marché. Aujourd’hui, quarante ans plus tard, dans un monde bâti sur ces promesses électorales, There is no alternative résonne plutôt comme un sombre constat, une devise qui trace les limites de l’imaginaire collectif: il n’y a pas d’alternative au système dans lequel nous vivons. Même lorsque nous sommes touché•e•x•s par la crise, même lorsque nous sommes confronté•e•x•s à des difficultés, à l’exploitation et aux inégalités, nous demeurons somme toute impuissante•x•s face à cet état de choses. Il n’y a pas d’issue — ou nous ne la voyons pas: l’espace du possible est désormais circonscrit.

Pourquoi ne parvenons-nous pas à nous intéresser sérieusement au réchauffement global? Parce que c’est l’un de ces systèmes complexes qui — ainsi que l’affirment Nick Srnicek et Alex Williams dans Inventing the Future — «opèrent à des échelles temporelles et spatiales qui dépassent la capacité de perception d’un individu» et dont les effets sont «si importants, que situer exactement notre expérience dans leur contexte s’avère impossible». Bref, le problème climatique est aussi la conséquence d’un problème cognitif. Nous errons dans les couloirs d’un édifice vaste et articulé, où à notre action ne correspond pas une réaction directe et immédiate et nous ne possédons aucune boussole éthique claire pour nous aider à nous orienter.

C’est justement pour approfondir ces sujets que j’ai décidé de lire What We Think About When We Try Not to Think About Global Warming (dorénavant WWTAWWTNTAGW), un essai du psychologue et économiste norvégien Per Espen Stoknes, un livre que j’ai longtemps hésité à lire pour une série de raisons qui ne se sont avérées qu’en partie valables. Tout d’abord, il y avait mon parti pris vaguement scientiste: malgré mon intérêt pour cet argument, la quatrième de couverture de WWTAWWTNTAGW évoque plus le rabat d’un livre de self-help que celui d’un ouvrage de vulgarisation sérieux. La voici: «Stoknes montre comment re-raconter l’histoire du changement climatique, en créant en même temps des actions positives et significatives pouvant être soutenues également par les négationnistes». Puis, il y avait le titre, WWTAWWTNTAGW, qui paraphrase maladroitement le titre déjà le plus amplement paraphrasé de l’histoire des titres de la littérature mondiale. Enfin — sans entrer en profondeur — il y avait le spectre de l’autre essai publié par Per Espen Stoknes en 2009, dont la couverture à elle seule continue à me provoquer un malaise insurmontable: Money & Soul: A New Balance Between Finance and Feelings.

Mettant de côté, du moins pour le moment, la morgue qui m’empêchait d’attaquer la lecture de WWTAWWTNTAGW, j’ai découvert un livre léger contenant plusieurs idées intéressantes. En bref: pourquoi sommes-nous si peu intéressé•e•x•s au changement climatique et à notre avenir? Pourquoi le percevons-nous comme un problème abstrait et lointain? Quelles sont les barrières cognitives qui nous calment, nous tranquillisent et nous empêchent d’avoir une once de vive préoccupation pour le sort de la planète? Stoknes en identifie cinq qui, résumées et condensées, sont plus ou moins celles-ci:

La distance. Le problème climatique est un enjeu encore lointain pour beaucoup d’entre nous et à bien des égards. Si les inondations, la sécheresse et les incendies sont de plus en plus fréquents, ils ne frappent encore qu’une petite partie de la planète. Les impacts les plus lourds sont encore loin devant nous, dans un siècle ou plus.

L’apocalypse. Le changement climatique est raconté comme un désastre insurmontable qui entraînera des pertes, des coûts et des sacrifices: l’instinct humain nous pousse à éviter ce sujet. Nous sommes prévisiblement contraires au deuil. L’absence d’offre de solutions pratiques renforce notre impuissance et les messages catastrophiques nous impactent. On nous a dit tellement de fois «la fin est proche» que cela ne nous affecte plus.

La dissonance. Lorsque ce que nous savons (utiliser de l’énergie fossile participe au réchauffement global) entre en conflit avec ce que nous sommes obligé•e•x•s de faire ou que nous finissons de toute façon par faire (conduire, prendre l’avion, manger de la viande de bœuf), une dissonance cognitive s’installe en nous. Pour en sortir, nous sommes poussé•e•x•s à mettre en doute ou à sous-estimer ce dont nous sommes certains (les faits) afin de mener plus confortablement notre vie quotidienne.

La négation. Lorsque nous nions, nous ignorons ou nous évitons de reconnaître certains faits inquiétants que nous savons être «vrais» concernant le changement climatique, nous cherchons un refuge contre la peur et le sentiment de culpabilité qu’ils induisent en nous et contre l’atteinte à notre mode de vie. Le déni est un mécanisme d’autodéfense qui ne repose pas sur l’ignorance, la stupidité ou le manque d’information d’une personne.

L’identité. Nous filtrons les informations en fonction de notre identité personnelle et culturelle. Nous cherchons les informations qui confirment les valeurs et les présuppositions déjà présentes dans notre esprit. Notre appartenance culturelle prime sur les faits. Si de nouvelles recommandations nous demandaient de changer, probablement nous ne les accueillerions pas. Nous sommes réfractaires aux demandes de changer notre identité personnelle.

Bien évidemment, des centaines d’autres raisons nous éloignent encore d’une stratégie de mitigation du changement climatique: les intérêts économiques, la lenteur des diplomaties, les conflits entre les modèles de développement, les États-Unis, l’Inde, l’égoïsme tout court, Le grand dérangement et tout ce que nous avons si bien appris à connaître au fil des ans. Mais Per Espen Stoknes suggère empiriquement un chemin à suivre. Le catastrophisme et l’alarmisme ne marchent pas. Il nous faut trouver un autre ton pour sortir de l’apathie de notre éternel présent.

Image : Le Grosser Aletsch, 1900 Photoglob Wehrli © Zentralbibliothek Zürich, Graphische Sammlung und Fotoarchiv/ 2021 Fabiano Ventura - © Macromicro Association.