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laboratoire écologie et art pour une société en transition

GLOSSAIRE DE LA TRANSITION (T — T) par Ritó Natálio

Contexte
Les personnes en transition sont les capteurs d’une terre en transition.
Les personnes trans sont les radars de la transition de la terre.
L’eau est-elle peut-être un conducteur de contamination ?

RADARS DE LA TRANSITION

On dit que « la transition est un travail » et qu’il devrait être rémunéré. En lisant ces mots de Harry Josephine Giles (“Du salaire pour nos transitions”/ “Wages for transition”, 2019), l’Écrivain immigrant du Sud de l’Europe espère pouvoir trouver un sens à la connexion voilée entre les corps humains assoiffés de transformations (et impliqués dans des processus intimes de transition de leur genre assigné à la naissance) et les processus plus larges de transition apocalyptique du Système Terre (aussi appelés Anthropocène, ou tout simplement effondrement climatique). Si la transition est un travail, qui serait le bioprolétariat commun à ces processus ? Les hormones synthétiques administrées dans les thérapies hormonales ou les hormones libérées dans les sources d’eau à partir de l’utilisation massive de la pilule du lendemain ? Des corps humains ou des corps non humains occupés par des transitions de toutes sortes ?

Et quelle serait la différence entre transition et contamination ? Quelle serait la différence entre transition comme transformation en une nouvelle forme de vie, ou transition comme dégénérescence d’un corps existant ? Et cette question, ne serait-elle pas justement le reflet d’une pensée conservatrice d’une cisplanète ou d’un ciscorps, qui doit se maintenir ou se conserver dans le temps, et auquel un processus de transition viendrait ajouter une bonne dose de confusion ?
D’un autre côté, le processus actuel de réduction de la sociobiodiversité du Système Terre ne serait-il pas une forme de protestation du bioprolétariat qui met en évidence les conditions violentes d’un travail de transition non rémunéré ?
L’Écrivain immigrant du Sud de l’Europe arrive à Genève sans langue commune pour mener sa recherche, mais il vient avec la détermination d’organiser une assemblée de jeunes qui pourrait décrypter les signaux inaudibles et invisibles de la transition planétaire, permettant ainsi d’élargir ce qui est temporairement appelé ici « Glossaire de la Transition » (ou simplement T — T).
Assisté par des spécialistes somatiques – chorégraphes, artistes visuels, scientifiques et psychothérapeutes – les signes lus sont évidents : la pollution est une forme de manifestation politique d’agents biochimiques.

L’Écrivain raconte dans ses journaux :

5 juin 2024 : À chaque fois que j’écris à la première personne, un rayon de lumière change ou un nuage se dissout. Mon corps est la terre parce que la terre est mon corps, et en grattant un morceau de bras, je sens l’artère du Rhône se contracter sous mes doigts. Depuis que j’ai commencé à écrire sur ce monde, j’ai l’impression de venir d’un autre, un monde où léviter et protester font partie d’une même réalité. Ainsi, en respirant, je montre les dents de Genève et ses monstres : des lingots d’or provenant des mines d’Amérique du Sud, s’élèvent des coffres et survolent les cieux au-dessus du Jet d’Eau. Ma bouche est en or mais j’ai des caries comme tous les territoires qui transitent à partir de l’accumulation. La colonialité est mon propre corps.

Image: Because the Spanish thirst for gold, the Indians poured liquid gold into them, illustration de Theodore de Bry, circa siècle XVI.

Attention, familles, car les « perturbateurs endocriniens » attirent et trompent votre organisme !
Ces substances qui perturbent les messages chimiques de vos corps, se lient au récepteur et génèrent une réponse indésirable !

C’était le type de message que l’on lisait dans les prospectus du Conseil d'État en 2004 :

Mesdames et Messieurs les députés,

En date du 21 octobre 2004, le Grand Conseil a renvoyé au Conseil d’État une interpellation urgente écrite qui a la teneur suivante :
Des études et découvertes relativement récentes démontrent que nous sommes peut-être au seuil d’un nouveau et grave problème de pollution de l’eau.
En effet, des taux anormalement élevés d’hormones ont été mesurés dans l’eau, provenant du rejet dans l’eau d’urines « contaminées » et de produits utilisés contenant des hormones, les stations d’épuration actuelles ne pouvant pas les neutraliser.
L’usage de plus en plus fréquent d’œstrogènes chimiques à destination humaine et animale, de pesticides et d’insecticides, rejetés dans l’environnement, se retrouvent alors dans l’eau potable, pouvant provoquer une augmentation de production d’œstrogènes et des dérangements hormonaux chez l’humain.

Ainsi, des menstruations à 8 ans, ou l’infertilité des « hommes cis » se sont révélées être des conséquences effrayantes à traiter le plus vite possible : jeter l’eau contaminée par du bisphénol et des sels d’ammonium quaternaires, changer les jouets de la maison et brûler le mobilier sur la place publique avec les autres familles affectées. Ainsi, l’Écrivain immigrant voulait essayer de réunir dans un poème une expérimentation sur d’autres façons de comprendre les messages chimiques hormonaux, dans l’espoir que la transition soit embrassée comme une grande expérimentation de la langue. Voyons son journal :

10 juin 2024 : Je suis allé à la pharmacie acheter du gel de testostérone et l’ai appliqué sur le bras de Genève. L’eau issue de la fonte des Alpes se mélange au gel, et permet la transition plus douce de la musculature de la ville. Comme dans une étreinte, moi et G. échangeons des hormones et plongeons dans une piscine de pollution hormonale.

LES MARQUES DEVRAIENT EXISTER ET ELLES DOIVENT AVOIR UN SENS

Dans la continuité des études de thérolinguistique initiées par Ursula K. Le Guin dans « The author of the acacia seeds » (2011), propagées par Vinciane Despret dans « Autobiographie d’un poulpe » (2021), l’équipe de recherche de Peau-Pierre est convaincue que le langage est une extension haptique, sonore mais aussi télé-empathique entre des corps de formes différentes. La capacité à ressentir avec, et à distance, permet que le corps de la Terre – le Corps T – se mobilise par la transition empathique d’autres corps T et, avec eux, communique par des messages chimiques d’appartenance.
Dans nos ateliers, de nombreuses expériences ont été réalisées pour comprendre le corps humain comme un territoire, en créant des fables et des slogans autour de l’idée du corps comme une « miette temporelle » (Ulysse, Atelier Peau Pierre, Mai 2024, L’Abri) , une « blessure » ou un «cristal» (Jonas Van, Atelier Peau Pierre, Mai 2024, L’Abri). Lors de l’une de ces pratiques, les corps capteurs ont rapporté des épisodes curieux comme :

la sensation de transférer des hormones par l’eau

la sensation de deux colonnes vertébrales reliées par une fermeture éclair

la certitude qu’un tibia est un tronc d’arbre

les doigts se mouvant comme des feuilles

des mains de mille doigts

des petites créatures de sable faisant des révolutions molles dans le ventre d’une jambe

des lunettes de chair consistant à coller le front sur l’avant-bras d’un collègue

(contribution des participant.e.xs Atelier Soft Borders, avec Clém, Stella, Ritó et Aurore, Juillet 2023, Theatre Saint Gervais.)

Souvent, ce transfert de qualités entre un corps et un autre corps se produisait après un long temps de contact avec les mouvements. Par exemple, après avoir longtemps caressé une pierre, traversé et exploré ces surfaces, pierre et peau entraient en contact l’une avec l’autre jusqu’à échanger leurs qualités.

[continue…]

Image: print “Du salaire pour nos transitions”/ “Wages for transition” de Harry Josephine Giles, 2019.

GLOSSAIRE (possibilités)

HORMONE (Denise Médico)
J’ai encore oublié mon rituel à faire deux soirs semaine selon l’étiquette sur l’emballage blanc et rose, graphisme pharmaceutique suisse irréprochable, simple, trop droit, confiant et presqu’anodin. J’ouvre le tiroir du bas, je recherche les deux petits tubes en plastique qui s’assemblent pour en faire un piston-distributeur. Je le visse sur le tube en métal et tire en arrière le petit côté pour remplir le grand de crème à l’estradiol x mg. Je le mets bien au fond de mon vagin, j’imagine qu’il sera plus efficace, qu’il aura plus de temps et d’espace pour pénétrer les tissus et de se répandre ensuite dans mon système sanguin. J’imagine ces petits animaux qui me colonisent et me re-transforment, ils se collent à mes cellules, les embrassent de leurs bouches remplies, les contaminent volontairement et leur font croire qu’il est encore temps. Chargée de mon stock hormonal synthétique biocompatible, je reprends mon enveloppe de professeure psychothérapeute.

(Wikipedia, the free encyclopedia: une HORMONE, mot français signifiant en grec «mise en mouvement», est une classe de molécules de signalisation dans les organismes multicellulaires qui sont envoyées à des organes ou tissus distants par des processus biologiques complexes afin de réguler la physiologie et le comportement.)

Image: Boucle de rétroaction hormonale chez une adulte de sexe féminin. Hormone folliculo-stimulante, hormone lutéinisante, progestérone, estradiol. À droite : transport de l’auxine des feuilles aux racines chez Arabidopsis thaliana.

CORPS VOYAGEUR (Jonas Van)
Dans une salle au cœur de Genève, en milieu d’après-midi, notre groupe d’artistes se réunit. Une grande quantité d’eau inonde le sol. Collectivement, nous essayons de déplacer cette eau avec nos corps. Mais elle se déplace à une vitesse que nous ne comprenons pas ; il nous est impossible de la transporter physiquement.
Le corps humain compte environ 100 000 kilomètres de vaisseaux sanguins, ce qui est suffisant pour faire deux fois et demi le tour de la planète Terre. Les vaisseaux sanguins sont constitués d’artères et de veines. « Veine » vient du latin vena : petit canal souterrain naturel d’eau. En fait, en prenant l’eau entre nos mains, nous imitons le mouvement circulatoire élémentaire du corps, mais à l’extérieur de celui-ci.
Cette eau sur le sol catalyse nos mémoires. Et lorsque nos peaux se touchent finalement, l’eau est l’intermédiaire de cette rencontre. C’est ainsi qu’une fissure temporelle s’est ouverte dans la salle au cœur de Genève. Nos peaux, imitant le mouvement du système circulatoire, se sont progressivement réchauffées jusqu’à produire un frottement suffisant pour que l’eau entraîne le corps dans un voyage à travers l’espace-temps. L’exercice suivant a été de parler de l’endroit où nous avions voyagé. Ces ont pris la forme d’une capsule sonore.

CORPS-GLACIER (Stella Succi)
Si je pouvais penser comme il faudrait penser, j’aurais du mal à penser : la quantité de stimuli internes et externes que je reçois est impressionnante. Pour faire une comparaison, c’est comme être dans une pièce où beaucoup de gens parlent à haute voix, tous dans des langues différentes. En arrière-plan, il y a une grande musique, quelqu’un tape du pied à l’étage supérieur, et en plus il fait très chaud – on sue, et comme on sue ! Comment est-il possible de faire des calculs avec tout ce vacarme ? C’est pas possible ! Mais d’ailleurs, est-ce vraiment utile de compter ? En fait, je me mets à écouter. Voilà, c’est ma façon de penser. Suivre le discours biochimique du mammouth dont la décomposition s’est arrêtée entre mes molécules ; ou du gant tombé de l’alpiniste distrait, qui se dissout au ralenti comme une vieille cassette dans un walkman avec des piles épuisées ; et me laisser bercer par les murmures du CO2 : certains proviennent de mes profondeurs les plus secrètes, presque d’un inconscient, d’autres sont jeunes et enragés. Récemment, un voile coloré de sable du désert s’est également posé sur moi, avec ses phosphates, son ammonium, son fer… Vous l’aurez deviné : j’utilise la première personne du singulier pour me faire comprendre, mais le seul pronom qui ait du sens pour moi est they/them.

ALPINISME (Stella Succi)
La pratique de l’alpinisme naît au XVIIIe siècle avec le noble objectif de parvenir à maîtriser, même aux altitudes les plus extrêmes, la nature sauvage; d’éclairer de connaissances les vallées sombres; de déflorer la virginité intacte des montagnes (et disons-le, les montagnes ont aussi apprécié). D’ailleurs, la verticalité des montagnes, semblable à d’énormes érections de pierre, semble conçue à dessein pour défier les hommes les plus vigoureux et puissants, dignes de regarder la planète entière de haut en bas. Si les premières expéditions en haute montagne étaient guidées également par un intérêt scientifique, l’alpinisme moderne s’est enfin libéré de ce fardeau ennuyeux pour se consacrer à la simple conquête des sommets, à tout prix et par tous les moyens. L’alpinisme a donc fini par incorporer des valeurs culturelles qui définissent une relation de domination sur un environnement hostile – oserons-nous dire hystérique. Cependant, avec le glorieux avènement de l’anthropocène, certains phénomènes mystérieux ont été observés, où des alpinistes de renommée mondiale redescendent les pentes avec les symptômes les plus étranges – accès de toux, nausées, vertiges, desquamation de la peau. Les effets semblent imiter ceux d’une intoxication grave ou d’un empoisonnement : un fait inexplicable compte tenu de la notoire pureté de l’air alpin, toujours source de force et de bonne santé. Des cas d’hallucinations auditives ont également été signalés : il semblerait que certains alpinistes, avant de ressentir les premiers troubles, auraient entendu résonner dans les vallées un bruit particulier, décrit par certains comme un « rictus maléfique » ou un « rire satisfait ».

LA CHAÎNE HUMAINE DE L’EAU (Cyrus Khalatbari)

Extraction
La chaîne humaine de l’eau (géologique et informatique) commence par les corps au travail et les conditions de travail des mineurs. Prenons l’exemple de l’extraction du cobalt – un métal précieux utilisé dans les batteries, les disques durs et les cartes de circuits imprimés (PCB) – en République Démocratique du Congo (RDC) : des cœurs et des poumons gorgés de sang qui circule, à la sueur des hommes et des enfants et aux sachets d’eau qu’ils apportent pour faire face leur journée de travail dans des mines à ciel ouvert ou souterraines, l’état de notre culture informatique se révèle d’abord à travers les liquides qui parcourent notre corps et notre métabolisme. Parallèlement à l’eau comme élément central de la survie des corps au travail, la chaîne humaine de l’eau géologique et informatique s’étend également aux processus de purification et de raffinage, lors desquels le cobalt passe de minerai brut à un métal « pur ». Ici, une double dépendance à l’eau est mise en lumière : l’eau est essentielle au travail des mineurs et au fonctionnement de leurs corps, et elle est cruciale pour fabriquer et transformer le métal – les substrats, sous forme brute, sont « polis » afin d’être utilisés dans l’industrie technologique, pour sauvegarder et faire circuler les données dans notre vie quotidienne.

Optimisation
Les emojis en forme de cœur que nous ajoutons aux photos de chats mignons ou de matcha latte mousseux ont des ramifications importantes. Ces emojis nous relient à l’infrastructure tentaculaire d’optimisation et de refroidissement des centres de données. Derrière ces flux numériques triés et organisés de manière visuellement attrayante, le contenu est stocké, organisé et modélisé grâce à un réseau de canalisations d’eau et de systèmes de contrôle thermique. Bien que l’emplacement exact de ces installations soit inconnu, des informations publiques sont disponibles sur les États où ces opérations ont lieu. Pour Meta, il s’agit de l’Arizona, de l’Utah ou du Nouveau-Mexique (États-Unis), où les coûts de l’électricité figurent parmi les moins chers du pays. Malgré l’aridité de ces régions, de grandes quantités d’eau sont utilisées. Nourrissant une esthétique harmonieuse qui nous aliène aux réseaux sociaux, les emojis détournent et exploitent nos ressources naturelles. Des rivières aux lacs, en passant par les réservoirs et les nappes phréatiques, cette technologie est doublement liquide : elle se liquéfie pour le contrôle et le brouillage des données, et de manière plus littérale, son infrastructure dépend des cours d’eau et d’autres ressources pour refroidir les serveurs.

Déchets
Sur les sites de traitement des déchets électroniques comme Agbogbloshie (Accra, Ghana), les fluides s’écoulent et se mêlent à la nature, aux corps et à la technologie. Parmi la multitude de techniques indigènes qu’utilisent quotidiennement les « démanteleurs », ferrailleurs ou fondeurs indépendants pour nettoyer, transformer et récupérer ces composants mis au rebut, l’eau joue un rôle clé. Lors du broyage des appareils, elle permet d’abord de réduire la quantité de poussière et de fournir aux acheteurs des métaux récupérés « neufs ». Dans le recyclage de l’or et du cuivre, l’eau est aussi mélangée à des produits chimiques et des solvants. Les travailleurs utilisent par ailleurs des méthodes de séparation par flottaison pour dissocier différents composants : grâce à leur densité, les composants métalliques coulent tandis que le plastique et d’autres matériaux flottent. Malheureusement, en raison du manque d’infrastructures de recyclage, l’eau est ensuite évacuée dans le sol, les nappes phréatiques et les rivières environnantes. En plus de polluer l’environnement, des substances toxiques comme le plomb, le mercure ou le cadmium s’infiltrent dans les cours d’eau voisins, avant d’être ingérées par les animaux, dont le bétail. Les bêtes, une fois abattues, sont vendues sur les marchés locaux.

LE THERMOTRAVAIL COMPUTATIONNEL (Cyrus Khalatbari)

Computex 2023, Taïwan
En se baladant à COMPUTEX, on observe que « le travail de l’informatique est le travail de la gestion de la chaleur » (Brunton, 2015 : 159). Parmi les différents stands qui composent le salon, un point commun se dégage : on observe une accumulation de tubes d’ordinateurs, de ventilateurs et d’autres dispositifs de refroidissement conçus avec des systèmes d’éclairage dynamique que les joueurs peuvent activer à distance. Ces dispositifs, au-delà de leurs fonctions esthétiques, caractérisées par l’usage intensif des couleurs rouge, vert et bleu, n’ont qu’une seule fonction : pour reprendre les mots de Brunton, ils sont conçus pour permettre aux puces de fonctionner au maximum de leurs capacités tout en dissipant la chaleur le plus rapidement possible, en utilisant l’air, l’eau ou la glace.

De prime abord, ces dispositifs semblent purement techniques, limités au domaine de l’informatique et au fonctionnement des ordinateurs. En réalité, en incluant l’utilisation de l’eau, essentielle aux systèmes d’intelligence artificielle et aux données dans notre vie quotidienne (voir la chaîne humaine de l’eau), je soutiens que ces dispositifs sont aussi sociotechniques. Autrement dit, par leurs besoins et leurs caractéristiques, ils mettent en place de nouvelles cartographies du travail, englobant les grandes entreprises technologiques comme les acteurs plus petits. Alimenté par nos désirs algorithmiques et nos besoins en systèmes de recommandation toujours plus puissants et précis, qui se doivent de « simplement fonctionner » (Starosielski, 2016), le refroidissement devient alors un composant central de l’économie informatique. Ainsi, de la maîtrise de l’optimisation thermique découle le contrôle algorithmique : plus de fluidité, plus de dopamine, plus de temps passé à se connecter et à consommer.
C’est à COMPUTEX que se déroulent les compétitions d’overclocking à l’azote liquide (ln2). Ces compétitions consistent à verser de l’azote liquide sur les puces en silicium « brûlantes » des ordinateurs afin de produire le système de jeu le plus puissant, dans une course contre la montre ou dans format de compétition par équipe. Bien qu’à première vue triviales, ces compétitions sont cruciales pour l’industrie car elles offrent l’opportunité de « tester » les puces, en les poussant vers leurs limites thermiques, grâce à l’expertise des overclockers à l’azote liquide. Grâce à ces expérimentations gratuites, un transfert de connaissances s’opère et s’intègre aux générations de puces suivantes : moins piratables, plus privées, de meilleures « boîtes noires ».
Je définis ici le thermotravail computationnel comme une forme de dynamique de pouvoir asymétrique entre les grandes entreprises technologiques et les individus. Fusionnant trois mots (travail, thermique et computationnel), le terme fait référence à une situation où les puissantes entreprises de notre société computationnelle exploitent et exercent un contrôle sur les utilisateurs ou les communautés indépendantes, en raison des caractéristiques thermiques qui structurent cette société computationnelle.

Agbogbloshie (Accra, Ghana)
Ce thermotravail computationnel détermine également d’autres aspects du cycle de vie de nos ordinateurs, comme à Agbogbloshie, à Accra, au Ghana. Ce quartier, présenté par les chaînes d’information occidentales grand public comme l’endroit où « les ordinateurs vont mourir » (Wired, 2015), est en réalité un milieu dynamique de circularité et de transformation. En nuançant ces stéréotypes et discours réducteurs, des lieux comme Agbogbloshie mettent en lumière des communautés locales travaillant ensemble pour extraire de la valeur des déchets. Ici, les démanteleurs constituent la première communauté à activer cette chaîne de valeur. Parcourant les environs du site, ils repèrent des ordinateurs en panne qu’ils achètent à des prix minimes auprès des vendeurs. Ces ordinateurs sont ensuite démontés, leurs métaux triés (voir la chaîne humaine de l’eau). Du cuivre à l’aluminium, en passant par le laiton et l’acier, la matérialité de notre culture sociotechnique est alors réduite aux éléments qui l’alimentent.
C’est au niveau de ces métaux que le thermotravail computationnel s’opère, reflétant les dynamiques de pouvoir observées à COMPUTEX à Taïwan. Plus précisément, cela se manifeste dans les températures auxquelles ces métaux fondent et se transforment, pour répondre à leur tour aux besoins de l’industrie et du travail. L’aluminium, par exemple, fond à 660,3°C. Cela permet aux acteurs locaux de traiter ce matériau avec des techniques traditionnelles pour atteindre ce seuil de température, généralement en soufflant de l’air dans des foyers à l’aide de ventilateurs artisanaux. Pour l’acier, qui fond à 1400°C, les communautés locales de démantèlement dépendent des installations appartenant à des entreprises indiennes. Ces acteurs industriels puissants opèrent à plus grande échelle pour transformer les déchets métalliques en tiges de fer qui sont ensuite vendues à l’international. En tant qu’acteurs exclusifs du marché du traitement de l’acier en Afrique de l’Ouest, ils maintiennent le contrôle des prix, affectant à leur tour la croissance et l’indépendance des communautés locales.

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