least

laboratoire écologie et art pour une société en transition

Arpentage

Arpentage est un projet du collectif Facteur et de least dont l’objectif est d’amplifier les voix des résident·e·x·s et à préserver le patrimoine culturel et environnemental des villages de Binn et de Bourg-Saint-Pierre dans le Valais. Les deux villages sont géographiquement éloignés mais font face à des problèmes similaires. Ils sont situés sur des axes qui relient la Suisse et l’Italie et, en raison de leur éloignement géographique et du manque d’emplois locaux, tous deux connaissent un exode de leur population.

La géographie physique et anthropologique de ces deux territoires suscite des réflexions sur la relation entre l’isolement et la communication, sur la nature des espaces frontaliers, sur la relation entre les montagnes et les plaines, sur l’hospitalité, sur les déplacements, sur l’idéalisation du paysage et du tourisme, et sur les conséquences de l’anthropisation et du dépeuplement des Alpes qui en découle.

À travers le partage de savoirs et de savoirs-faire, le processus artistique et l’engagement des citoyen·ne·x·s, Arpentage mettra à l’œuvre les principes majeurs de la participation, soit l’écoute et l’identification des besoins / demandes qui émanent de la communauté́ rencontrée.

Une série de résidences nomades permettra aux artistes de mener une investigation du territoire et une réflexion sur les pistes à développer dans le projet d’un champ à l’autre, parmi lesquels une contribution cocréative à l’exposition du Musée régional de Binn et la conception d’un mécanisme de contact entre les communautés de Binn et de Bourg-Saint-Pierre.

médias

L’expérience du paysage

La complexité du terme « paysage » peut être mieux comprise à travers le concept d’« expérience ».

Heidi 2.0

Les Alpes et «l’exotisme de proximité».

Reporter la catastrophe

Si la fin est proche, pourquoi ne parvenons-nous pas à nous intéresser sérieusement au réchauffement global?

L’expérience du paysage

Dans le langage courant, le terme «paysage» englobe diverses notions: il peut désigner un écosystème, un panorama, voire une ressource économique. Il est cependant possible de mieux cerner et aborder la complexité de ce terme en se fondant sur le concept «d’expérience».

En effet, l’expérience nous met en contact avec un dehors, une altérité: dans ce contexte, le paysage n’est plus considéré comme un objet, mais plutôt comme une relation entre la société humaine et l’environnement. De plus, l’expérience nous touche émotionnellement; elle nous bouscule et nous transforme. Une telle perception du «paysage» permet de réaliser combien il donne du sens à nos vies individuelles et collectives, au point que sa transformation ou sa disparition entraîne l’effacement de repères sensibles de l’existence dans la vie de ses habitant·e·x·s. L’expérience peut également être vue comme une forme de connaissance pratique ou de sagesse. C’est le type de savoir que l’on acquiert en vivant dans un endroit, qui fait que les personnes qui habitent un paysage en deviennent les expert·e·x·s. Enfin, l’expérience, c’est aussi une forme d’expérimentation: c’est l’aspect actif de notre relation avec le monde, qui nous permet de découvrir et de créer de nouvelles connaissances et de matérialiser ce qui n’est encore que potentiel.

On peut pousser ces réflexions encore plus loin et soutenir que les êtres humains vivent de paysage—une affirmation qui peut sembler hyperbolique, mais qui prend tout son sens si on y prête attention. En effet, le paysage est la source de notre alimentation: nous habitons dans le paysage et ce dernier active en nous des représentations et des émotions. Nous entretenons une relation dynamique avec le paysage: en le modifiant, nous nous transformons aussi. Il est donc impossible d’éviter d’entrer en relation avec le paysage. Le choix même d’ignorer ou de ne pas «faire l’expérience» d’un paysage a des conséquences pratiques et symboliques.

C’est à partir de ces observations que Jean-Marc Besse a écrit «La nécessité du paysage»: un essai sur l’écologie, l’architecture et l’anthropologie, mais aussi une invitation à remettre en question nos modes d’action «paysagistes». Le philosophe français nous y met en garde contre toute action sur le paysage: une attitude qui nous place «à l’extérieur» dudit paysage, ce qui, comme mentionné ci-dessus, n’est tout simplement pas plausible. Agir sur un paysage signifie le fabriquer, c’est-à-dire partir d’une idée préconçue qui ne tient pas compte du fait que le paysage est un système vivant et non un objet inerte. «Agir sur met donc en œuvre un double dualisme, séparant d’une part le sujet et l’objet et, d’autre part, la forme et la matière».

Comment alors échapper à ce paradigme productif et falsifiant ? Jean-Marc Besse propose un changement de perspective: il s’agit de passer de l’action sur à l’action avec, reconnaissant «dans la matière une sorte d’animation» et l’envisageant «comme un espace de propositions potentielles et de trajectoires possibles». Le but, dans ce cas, est d’interagir «de manière adaptative et dynamique», de pratiquer la transformation plutôt que la production. Agir avec signifie mettre en œuvre une négociation continue, rester ouvert à l’indétermination du processus, être en dialogue avec le paysage: en un mot, collaborer avec ce dernier.

Georg Wilson, All Night Awake, 2023

Agir avec le sol
La dimension «abiotique» du sol est abordée, entre autres disciplines, par la topographie, la pédologie, la géologie et l’hydrographie. Cependant, d’un point de vue philosophique, le sol n’est autre que le support matériel sur lequel nous vivons. Nous y construisons les bâtiments dans lesquels nous habitons et les routes que nous empruntons et c’est le sol qui rend possible l’agriculture, l’une des manifestations fondamentales, les plus anciennes et les plus complexes, de l’activité humaine. Ce sol «banal» est donc en réalité le foyer de toute une série de questions politiques, sociales et économiques primordiales et, en tant que tel, il soulève des questions essentielles. De quel type de sol, d’eau ou d’air veut-on ? Les catastrophes environnementales liées à la crise climatique et à l’érosion des sols ou les conséquences de la perte de fertilité des terres agricoles et forestières imposent des réponses collectives qui mobilisent à la fois les connaissances scientifiques et les compétences techniques, ainsi que de nombreux aspects politiques et éthiques.

Agir avec les vivants
Les paysages que nous habitons, traversons et modifions (y compris le sol et le sous-sol) sont à leur tour habités, traversés et modifiés par d’autres êtres vivants, animaux et végétaux. Le philosophe Baptiste Morizot, dans son essai «Sur la piste animale», nous invite à cohabiter «dans la grande ‘géopolitique partagée’ du paysage» en essayant d’emprunter le point de vue «des animaux sauvages, des arbres qui communiquent, des sols vivants qui travaillent, des plantes alliées du potager permacole, pour voir par les yeux et se rendre sensible à leurs us et coutumes, à leurs perspectives irréductibles sur le cosmos, pour inventer des milliers de relations avec eux». Pour interpréter correctement un paysage, il est nécessaire de prendre en compte la «puissance agissante des êtres vivants» avec leur spatialité et temporalité et d’intégrer notre relation avec eux.

Agir avec les autres humains
Le paysage est une «situation collective» qui concerne également les relations interhumaines dans leurs différentes formes. Le paysage est lié aux désirs, aux représentations, aux normes, aux pratiques, aux histoires, aux attentes et il mobilise des émotions et des positions aussi diverses que le sont les volontés, les expériences et les intérêts des personnes. Agir avec les autres êtres humains signifie agir avec un ensemble complexe qui inclut des individus, des communautés et des institutions ; mobiliser le champ pratique et symbolique—dans une négociation et une médiation continue.

Agir avec l’espace
Considéré à travers les outils de la géométrie, l’espace est une entité objective: on peut décrire de manière satisfaisante ses dimensions, ses proportions ou ses limites. Cependant, l’espace du paysage ne peut être défini par de simples critères de mesurabilité. En réalité, il s’agit d’un espace intrinsèquement hétérogène : «les localisations, les directions, les distances, les morphologies, les façons de les pratiquer et de les investir économiquement et émotionnellement n’y sont pas équivalentes spatialement ni qualitativement». Interpréter correctement l’espace du paysage signifie donc se rappeler que les mesures «numériques» ou «géométriques» sont nécessairement fallacieuses et que l’ensemble de géographies (économique, sociale, culturelle ou personnelle) qui le composent ne sont ni neutres, ni uniformes, ni fixes dans le temps.

Agir avec le temps
Lorsqu’on pense à la relation entre le paysage et le temps qui passe, la première image qui vient à l’esprit est celle de la croûte terrestre et des couches géologiques qui la composent ou celle de ruines archéologiques enfouies sous la surface. En somme, on imagine une sorte de «palimpseste» ordonné d’un temps passé, avec lequel toute relation est close. Le temps du paysage, cependant, doit être interprété selon des logiques plus complexes: il suffit de penser à la persistance des pratiques et des expériences dans son contexte et au fait que la destruction du paysage n’est jamais totale: il s’agit toujours d’une transformation. De plus, le temps du paysage comprend également des échelles de temps non humaines, qui demeurent incommensurables à nos yeux, telles que la géologie, la climatologie, la végétation: des temporalités auxquelles nous sommes néanmoins étroitement liés. Ainsi, le paysage reste en réalité en tension constante entre passé et présent.

«Notre époque», conclut Jean-Marc Besse, «est celle d’une crise de l’attention. […] Le paysage semble être, dans cette époque de crise de la sensibilité et de l’expérience, l’un des ‘lieux’ où la perspective d’une ‘correspondance’ avec le monde peut être retrouvée […]. En d’autres termes, le paysage […] peut être envisagé comme un dispositif d’attention au réel, et donc comme une condition fondamentale de l’activation ou de la réactivation d’une relation sensible et significative avec le monde environnant»: une fois de plus, la nécessité du paysage.

Heidi 2.0

En 1668, Johannes Hofer décrivait, dans sa thèse de médecine à l’université de Bâle, un curieux trouble physique et mental qui affectait les mercenaires suisses au service du roi de France Louis XIV. À cette affection, dont les symptômes étaient des pensées noires, des crises de larmes, de l’anxiété, des palpitations, de l’anorexie, de l’insomnie et un désir obsessionnel de retour dans son pays natal, le médecin alsacien donnait le nom de «nostalgie»: un néologisme inventé en combinant les mots grecs nostos (retour à la maison) et algìa (douleur). Dans des études ultérieures, l’origine de la nostalgie était attribuée à de prétendues lésions cérébrales causées par le son des cloches sur le cou des vaches en pâture ou à l’effet de l’écoute de chants de montagne qui plongeaient les jeunes Suisses éloignés de leur terre natale dans un état prostrant de delirium melancholicum.

Le fait que des gardes suisses soient à l’origine de l’invention du mot «nostalgie» n’est pas une coïncidence: en effet, les vallées alpines ont subi de multiples vagues d’émigration et de dépeuplement depuis l’Antiquité, avec une intensité et des causes différentes selon la période. Ce n’est toutefois qu’après la Seconde Guerre mondiale que le phénomène migratoire devient habituel, se transformant même en véritable hémorragie. Les villes offrent des emplois plus stables, indépendants des conditions climatiques et des saisons, ainsi qu’une gamme de services et d’opportunités sans commune mesure avec la vie dans les vallées et les maigres revenus tirés des produits de la montagne. Les administrations locales ne voient pas d’autres solutions: il faut investir dans des infrastructures hôtelières rentables, en lien avec le tourisme et le ski, ou accepter ce dépeuplement. Or, le tourisme hivernal s’accompagne d’un processus rapide d’urbanisation qui remodèle le paysage montagnard.

Dès les années 1960, les stations de ski, les hôtels et les résidences secondaires prolifèrent donc de façon incontrôlée, répondant à la demande de consommation et de loisirs des classes moyennes urbaines. Et c’est précisément cette relation entre une vie urbaine de moins en moins vivable et une représentation idéalisée des Alpes qui est à l’origine de ce mouvement: la Suisse se présente déjà sous cet angle aux premiers touristes britanniques et américain·e·x·s au XIXe siècle, incarné par l’atmosphère arcadienne de «Heidi», le roman de Johanna Louise Spyri, publié en 1880 et voué à marquer l’imaginaire alpin jusqu’à nos jours. Alors que le roman de Johanna Louise Spyri tente de problématiser de manière complexe le changement des modes de vie dans les Alpes résultant de l’industrialisation, la narration dominante autour de la figure de Heidi se concentre sur une tension non résolue entre la ville et la montagne, représentant la vie de Heidi comme saine et «naturelle» par rapport à celle de sa cousine Klara, malade et piégée dans l’artificialité des habitudes urbaines. Cette interprétation erronée témoigne d’une distinction entre nature et culture qui nuit profondément à la capacité d’aborder de manière réaliste les modèles de développement des Alpes.

Parallèlement aux infrastructures hôtelières, de nouvelles routes asphaltées se dessinent, réduisant ainsi la mobilité capillaire qui, pendant des siècles, a uni les petites localités des vallées entre elles. Comme le raconte Marco Albino Ferrari dans son «Assalto alle Alpi» (L’Assaut sur les Alpes), «la voiture, paradoxalement, a rendu les montagnes moins habitables et plus éloignées. Le domaine dans lequel vivait de nombreuses espèces s’est retrouvé comprimé le long des axes du système routier principal, dans une forme d’urbanisme linéaire où tout doit être à portée de moteur. […] Le centre devient le fond de la vallée, à côté de la rivière canalisée pour éviter toute inondation et réduire les zones inutilisables des plaines inondables. Et c’est dans cette géographie mentale inversée par rapport aux siècles précédents que les versants des vallées deviennent de plus en plus sauvages, inconnus et éloignés de tout. La montagne se divise intérieurement et perd ces versants; ces espaces de moyenne altitude qui, dans l’expérience indigène, constituaient le cœur du système montagneux deviennent synonymes de terres de haute altitude, où la neige permet une consommation ludique du territoire à la verticale.»

Une cinquantaine d’années plus tard, on se rend compte que la redistribution espérée des opportunités et des richesses entre les communautés locales est en fait un mirage destiné à s’inverser en l’espace de quelques années. Les capitales du ski qui polarisent le regard du grand public ne sont qu’une partie minoritaire des 6 100 communes des Alpes: une poignée de noms parmi une multitude souvent inconnue de villes et de villages marqués par l’isolement et l’oubli. Le dépeuplement que l’on voulait éviter a pris de l’ampleur, se transformant en véritable exode. Dans certaines vallées intérieures, la naissance d’un enfant ou l’emménagement d’un jeune couple devient un fait marquant.

EPFL, École polytechnique fédérale de Lausanne, Modèle des Alpes, Lausanne, Suisse. Extrait du film Alps. ©Armin Linke, 2001.

D’autre part, même les stations de ski les plus célèbres ne sont plus en sécurité. La masse glaciaire des Alpes a diminué de 50 % depuis le début du XXe siècle, les chutes de neige sont de plus en plus rares et les températures augmentent. Le déplacement de la ligne d’enneigement a laissé les petites stations de ski de basse altitude dans un état d’abandon et de dépression, auquel elles réagissent par des travaux palliatifs, en déplaçant les remontées mécaniques quelques centaines de mètres plus haut ou en multipliant les canons à neige artificielle. Si de telles opérations ne sont que des palliatifs destinés à colmater les brèches pour quelques saisons supplémentaires, on en arrive même à des gestes grotesques comme le creusement d’une piste de ski dans un glacier, comme ce fut le cas récemment pour le glacier du Théodule à Zermatt à l’occasion de la Coupe du monde de ski. On répond à la crise de l’industrie du ski par un acharnement thérapeutique plutôt qu’en proposant des alternatives.

Depuis deux décennies, l’économie fondée sur les sports d’hiver et l’or blanc est en crise, comme le sont les modèles de consommation urbains qui la sous-tendent. Une nouvelle approche de la montagne est en train de naître, celle du «minimalisme alpin», qui privilégie la frugalité du refuge de montagne et le «slow tourism», comme une solution antimoderniste à la station d’altitude. Si cette nouvelle transformation a le mérite d’éviter les dysfonctionnements liés à la coupure nette entre haute et basse saison, il s’agit là encore d’une déformation. Avec l’apparition de vieux outils agricoles sur les façades des chalets (pas toujours d’origine locale), de chaudrons de cuivre suspendus dans les restaurants ou de vêtements traditionnels pour habiller les serveur·euse·s est né ce que l’anthropologue Annibale Salsa appelle «l’exotisme de proximité», soit une forme d’authenticité posturale et anti-technologique—Heidi en version 2.0, en d’autres mots.

Cette approche est paradoxale, même à première vue. Dans «Fragments d’une montagne», Nicolas Nova décrit le paysage de Conches, dans le Haut-Valais: «Dans ce coin des Alpes où le Rhône n’est encore qu’une petite rivière proche de sa source, une quantité de réseaux parcourent la vallée: câbles électriques aériens, routes, tunnels et voie sommitale accessible uniquement en été, voie ferrée du Matterhorn-Gotthard Bahn (qui transporte autant les passagers que les véhicules en ferroutage pour éviter le col de la Furka), pistes de ski de fond ou de raquettes constellées de panneaux orange Swissgas rappelant la présence du gazoduc souterrain. Impression d’observer une montagne-machine, avec cette ossature technique qui convertit l’environnement en infrastructure productive. Hybridation façon Victor Frankenstein, faite de géologie et de pylônes électriques, de cavités, de rails, de barrages, de bunkers plus ou moins vigoureux, de téléphériques, de tuyaux, de routes, d’antennes de téléphonie mobile ou de rivières au cours rectifié. La montagne-machine, un motif récurrent dans les Alpes, avec les cours d’eaux, les fonds de vallée, les reliefs recouverts de tout cet appareillage».

L’anthropisation des Alpes n’est pas un phénomène nouveau: pendant des milliers d’années, l’espèce humaine a habité cette chaîne de montagnes, s’accommodant ingénieusement de la rareté des ressources et des complications de la vie sur les pentes, trouvant des solutions spécifiques pour coexister en symbiose avec les autres espèces de son écosystème. Aujourd’hui, en raison de la disparition des pratiques traditionnelles d’agriculture et d’élevage au profit du tourisme, les étendues sauvages dans les Alpes sont aussi importantes qu’elles l’étaient au Moyen-Âge. Malgré cela, l’équilibre du passé s’est rompu, si l’on accepte que le récit public est au service de ceux qui sont convaincus que les Alpes doivent être «valorisées» et qu’elles ne sont pas une valeur en soi. Comment retrouver un regard honnête et réaliste sur la montagne? Comment revenir à l’habiter au lieu de l’exploiter? Si un sentier n’est pas parcouru, il disparaît en peu de temps. La dégradation des sentiers n’est pas due à la sur-fréquentation, mais à l’oubli.

Reporter la catastrophe

Si la fin est proche, pourquoi ne parvenons-nous pas à nous intéresser sérieusement au réchauffement global ? Comment sortir de l’apathie de notre éternel présent ? L’article qui suit est tiré de MEDUSA, une newsletter italienne qui traite des changements climatiques et culturels, publiée par Matteo De Giuli et Nicolò Porcelluzzi en collaboration avec NOT. Elle sort tous les deux mercredis et vous pouvez vous inscrire ici. En 2021, MEDUSA est aussi devenue un livre.

There is no alternative était l’un des slogans de Margaret Thatcher: le bien-être, les services, la croissance économique sont des objectifs qu’on ne peut atteindre qu’en parcourant la voie du libre marché. Aujourd’hui, quarante ans plus tard, dans un monde bâti sur ces promesses électorales, There is no alternative résonne plutôt comme un sombre constat, une devise qui trace les limites de l’imaginaire collectif: il n’y a pas d’alternative au système dans lequel nous vivons. Même lorsque nous sommes touché•e•x•s par la crise, même lorsque nous sommes confronté•e•x•s à des difficultés, à l’exploitation et aux inégalités, nous demeurons somme toute impuissante•x•s face à cet état de choses. Il n’y a pas d’issue — ou nous ne la voyons pas: l’espace du possible est désormais circonscrit.

Pourquoi ne parvenons-nous pas à nous intéresser sérieusement au réchauffement global? Parce que c’est l’un de ces systèmes complexes qui — ainsi que l’affirment Nick Srnicek et Alex Williams dans Inventing the Future — «opèrent à des échelles temporelles et spatiales qui dépassent la capacité de perception d’un individu» et dont les effets sont «si importants, que situer exactement notre expérience dans leur contexte s’avère impossible». Bref, le problème climatique est aussi la conséquence d’un problème cognitif. Nous errons dans les couloirs d’un édifice vaste et articulé, où à notre action ne correspond pas une réaction directe et immédiate et nous ne possédons aucune boussole éthique claire pour nous aider à nous orienter.

C’est justement pour approfondir ces sujets que j’ai décidé de lire What We Think About When We Try Not to Think About Global Warming (dorénavant WWTAWWTNTAGW), un essai du psychologue et économiste norvégien Per Espen Stoknes, un livre que j’ai longtemps hésité à lire pour une série de raisons qui ne se sont avérées qu’en partie valables. Tout d’abord, il y avait mon parti pris vaguement scientiste: malgré mon intérêt pour cet argument, la quatrième de couverture de WWTAWWTNTAGW évoque plus le rabat d’un livre de self-help que celui d’un ouvrage de vulgarisation sérieux. La voici: «Stoknes montre comment re-raconter l’histoire du changement climatique, en créant en même temps des actions positives et significatives pouvant être soutenues également par les négationnistes». Puis, il y avait le titre, WWTAWWTNTAGW, qui paraphrase maladroitement le titre déjà le plus amplement paraphrasé de l’histoire des titres de la littérature mondiale. Enfin — sans entrer en profondeur — il y avait le spectre de l’autre essai publié par Per Espen Stoknes en 2009, dont la couverture à elle seule continue à me provoquer un malaise insurmontable: Money & Soul: A New Balance Between Finance and Feelings.

Mettant de côté, du moins pour le moment, la morgue qui m’empêchait d’attaquer la lecture de WWTAWWTNTAGW, j’ai découvert un livre léger contenant plusieurs idées intéressantes. En bref: pourquoi sommes-nous si peu intéressé•e•x•s au changement climatique et à notre avenir? Pourquoi le percevons-nous comme un problème abstrait et lointain? Quelles sont les barrières cognitives qui nous calment, nous tranquillisent et nous empêchent d’avoir une once de vive préoccupation pour le sort de la planète? Stoknes en identifie cinq qui, résumées et condensées, sont plus ou moins celles-ci:

La distance. Le problème climatique est un enjeu encore lointain pour beaucoup d’entre nous et à bien des égards. Si les inondations, la sécheresse et les incendies sont de plus en plus fréquents, ils ne frappent encore qu’une petite partie de la planète. Les impacts les plus lourds sont encore loin devant nous, dans un siècle ou plus.

L’apocalypse. Le changement climatique est raconté comme un désastre insurmontable qui entraînera des pertes, des coûts et des sacrifices: l’instinct humain nous pousse à éviter ce sujet. Nous sommes prévisiblement contraires au deuil. L’absence d’offre de solutions pratiques renforce notre impuissance et les messages catastrophiques nous impactent. On nous a dit tellement de fois «la fin est proche» que cela ne nous affecte plus.

La dissonance. Lorsque ce que nous savons (utiliser de l’énergie fossile participe au réchauffement global) entre en conflit avec ce que nous sommes obligé•e•x•s de faire ou que nous finissons de toute façon par faire (conduire, prendre l’avion, manger de la viande de bœuf), une dissonance cognitive s’installe en nous. Pour en sortir, nous sommes poussé•e•x•s à mettre en doute ou à sous-estimer ce dont nous sommes certains (les faits) afin de mener plus confortablement notre vie quotidienne.

La négation. Lorsque nous nions, nous ignorons ou nous évitons de reconnaître certains faits inquiétants que nous savons être «vrais» concernant le changement climatique, nous cherchons un refuge contre la peur et le sentiment de culpabilité qu’ils induisent en nous et contre l’atteinte à notre mode de vie. Le déni est un mécanisme d’autodéfense qui ne repose pas sur l’ignorance, la stupidité ou le manque d’information d’une personne.

L’identité. Nous filtrons les informations en fonction de notre identité personnelle et culturelle. Nous cherchons les informations qui confirment les valeurs et les présuppositions déjà présentes dans notre esprit. Notre appartenance culturelle prime sur les faits. Si de nouvelles recommandations nous demandaient de changer, probablement nous ne les accueillerions pas. Nous sommes réfractaires aux demandes de changer notre identité personnelle.

Bien évidemment, des centaines d’autres raisons nous éloignent encore d’une stratégie de mitigation du changement climatique: les intérêts économiques, la lenteur des diplomaties, les conflits entre les modèles de développement, les États-Unis, l’Inde, l’égoïsme tout court, Le grand dérangement et tout ce que nous avons si bien appris à connaître au fil des ans. Mais Per Espen Stoknes suggère empiriquement un chemin à suivre. Le catastrophisme et l’alarmisme ne marchent pas. Il nous faut trouver un autre ton pour sortir de l’apathie de notre éternel présent.

Image : Le Grosser Aletsch, 1900 Photoglob Wehrli © Zentralbibliothek Zürich, Graphische Sammlung und Fotoarchiv/ 2021 Fabiano Ventura - © Macromicro Association.